2.6.09

Buboneka: cinquième chapitre

Jack était toujours sous le choc lorsqu'il arriva chez Dahlia. Comment
Tommy pouvait-il avoir couché avec Naïma?

Ils avaient assisté à son enterrement. Une cérémonie sobre à l'image
de la défunte qui préférait œuvrer dans l'ombre de son mari, Jack.

Naïma écrivait des romans jeunesse, des BD coquines et de la poésie
naïve et épurée. Elle n'aspirait pas à la célébrité:

être invitée à Tout le monde en parle ne figurait pas dans ses plans
de carrière. C pour ça que Jack en était tombé amoureux: son humilité.

Jack, lui, ne faisait pas dans la dentelle: chaire de recherche sur la
littérature électronique; poésie axée sur les "listes obsolètes".

Entre 2 conférences sur la littérature hypermédiatique, Jack écrivait
des polars d'une centaine de pages: c'était son gagne-pain principal.

Il aimait introduire des citations d'auteurs célèbres dans les
dialogues de ses personnages, citant amplement la Littérature et le
Mal.

"De même que l'horreur est la mesure de l'amour, la soif du mal est la
mesure du bien." était sa citation préférée: pas un porte-bonheur.

La mort de Naïma avait remis en cause sa quête d'absolu littéraire,
contrairement à Gauvreau suite au suicide de Muriel Guilbeault.

Jack ne trouvait aucune beauté baroque sur son chemin, et tentait
d'extraire le mal de sa mort en poursuivant son (ou ses) assassin.

L'autopsie n'avait pas clairement révélé par combien de personnes
Naïma avait été assassinée. La balle dans la bouche lui avait été
fatale.

C'était la seule conclusion précise du coroner. Nombre de balles
retrouvées: 6. Nombre de blessures: 12. Litres de sang perdus: 5.

Après la mort de Naïma, Jack s'était intéressé aux séries policières:
CSI, 24, The Sopranos, Alias, Bones, et aux extravagances de Nip/Tuck.

Ses choix de lecture avaient aussi évolué, passant de Danielewski à
Stieg Larsson et autres policiers suédois comme Henning Mankell.

Ce changement de perspective avait chamboulé sa vie: il s'improvisait
détective voire médium étant devenu sensible à l'imperceptible.

Tommy, lui, traînait avec Jack depuis le collégial, et enfilait les
jeunes femmes comme il troquait les petits boulots sans importance:

correction d'épreuves, traduction ad hoc, plomberie à l'occasion et
réparation de tout genre: un homme à tout faire, manuel &
intellectuel.

Il écrivait même une fiction par Twitter traitant de morts
énigmatiques & dont le titre, Buboneka, était aussi impénétrable que
l'intrigue.

Dahlia, elle, gagnait sa vie en dansant, et pas pour les Grands
Ballets canadiens. Street dance. Danse de pôle. Danse à 10$.

Elle excellait également dans les métiers dérivés comme escorte,
masseuse et arnaqueuse. C'était la fuck friend du moment pour Tommy.

Elle était tombée dans l'oeil de Jack alors qu'li venait de perdre sa
femme, et comme la chair est faible, mais que la sienne était ferme...

Bon... Maintenant que tu comprends mieux qui est qui & qui couche avec
qui, Lecteur, continuons ce fascinant récit, veux-tu?

Dahlia habitait un loft luxueux dans le Mile End qui donnait sur le
mouvement continuel du boul. St-Laurent.

Une foule bigarrée y courait clubs, restos & pubs. On pouvait humer
l'odeur des bagels fraîchement cuits depuis son lit King Size, le
matin.

Dahlia avait décoré son chez soi d'oeuvres d'art reçus de ses amants:
bronze de Benito, partitions de Dvorak, peintures de Bacon.

Malgré ses études sommaires, Dahlia appréciait la finesse de l'art
autant que le soin qu'elle portait aux délices qu'elle prodiguait.

Il ne se passait une journée sans qu'elle ne fasse une halte sommaire
au cagibi pour siroter un thé au bleuet tout en tweetant sur son
Berry.

Pourtant, cette dernière journée avait été tellement agitée qu'elle
avait sombré dans un racoin de son loft un verre de Pomerol à la main.

Vêtue d'un déshabillé vert pomme, elle parcourait, agitée, son espace
de 1000 pieds, le toc de ses talons aiguilles attisant sa rage.

Que diantre pouvait foutre ce pauvre Jack! Elle semblait enfin le
tenir! Et s'il changeait d'idée. Le plan tomberait encore à l'eau.
Dehors, la pluie laissait entendre une variété de sons étranges et
glauques qui s'harmonisaient avec le pouf et les lanternes marocaines.

Sous l'effet anabolisant de l'alcool, elle avait l'impression de se
trouver sous la mer en proie au vertige abyssal des profondeurs.

Sa tête se mit à tourner, valse lente et syncopée. Et si elle faisait
fausse route? Si Ubu en fin de compte n'existait pas?

Comme son souffle, elle retint cette pensée tout en longeant les murs
de livres qui, dans son sanctuaire, faisaient office de séparation.

Elle tenta de se changer les idées en ouvrant une page du premier
livre qui lui tomba sous la main.

« Il y a une angoisse acide et trouble, aussi puissante qu'un couteau,
et dont l'écartèlement a le poids de la terre, une angoisse en
éclairs. »

Artaud lui arracha un cri dont la violence se répandit aux bras et
descendit jusqu'aux ongles propulsant du même coup le livre de ses
mains.

Le livre et ses éclairs de feu bleu s'envola dans un bruissement
d'ailes de papier. Regarde, lecteur, cet OVNI qui consume l'espace.

Comparé à la rage de Dahlia, la puissance que le livre déploie dans sa
course ressemble à un éparpillement, un épuisement, une gifle froide.

C'est un chien qui s'ébroue, un tutu de texte mal léché, un parachute,
un paratexte, un paramerde de pages apostoliques impuissantes.

Vois! La langueur déprécative des poésies qui flochent et falquent
dans la glaise et la fardoche alors que Dahlia, bleue de rage,
s'ébroue.

La petite midinette à l'autre bout dans sa jaquette de pomme, au même
moment, voit le livre que l'on regarde depuis déjà trois quatre
posts...

Elle le voit, dis-je, comme nous, s'enrouler sur lui-même, hommage au
rouleau et à tous les supports techniques qui préfigurent le tweet.

Et roulant ainsi de post en post dans l'air pluvieux qui nous sépare,
lecteur, elle, oui, elle, bien roulée comme elle est, se redresse...

C-c C-x intrusion externe de mon chat qui, sautant sur le clavier,
s'immisce dans l'intrigue à notre insu. C-c C-x : de l'explo-félin.

Hey, T.J., loop this mix.

Et roulant ainsi de post en post dans l'air pluvieux qui nous sépare,
lecteur, elle, oui, elle, bien roulée comme elle est, se redresse...

Les nerfs du cou actionnent les petits muscles internes faisant
basculer vers le haut la tête dahlienne de notre personnage.

Ses yeux (à Dahlia) rattrapent le mouvement du livre (vous n'avez pas
oublié le livre, j'espère) s'y collent, s'y agglutinent, bleu irisé.

Une mouche, ces yeux, celle de la mort, celle de Duras qui, patiente,
observe le travail des mots déboucher sur la mort d'une mouche.

Écrire le mot écrire alors qu'on écrit sur une mouche au beau milieu
d'une histoire de meurtre, c'est une mise en abyme?

Non. C'est une diversion.

Cela (tout ce que je viens d'écrire sur l'écriture et tout ce qui
précède, Dahlia, le livre, le loft) permet de synchroniser la
rencontre...

Celle du livre et de Jack. Ou, pour être plus précis, la figure de
Jack, le personnage entier, bien sûr, mais surtout: sa face.

Le livre virevolte, donc, dans la face de Jack qui venait tout juste
de franchir, sans avis, la porte.

Assommé, Jack voit des étoiles, des éclairs et au loin une silhouette
d'où rejaillit en écho un cri -- le cri d'Artaud? Non: dahlien.

Il ne faut tout de même pas s'imaginer qu'il allait rentrer avec des
fleurs, c'est son Beretta au bout des doigts qu'il tenait
délicatement.

D'instinct. Parce que ça sent le roussi depuis quelques posts et parce
qu'on ne couche pas si facilement avec les demoiselles en tutu.

Le doigt tendu sur la gâchette, sur le coup, s'est tendu. La balle
s'est glissée à l'extérieur de la chambre, par la fenêtre, après
avoir...

... touché la chair. La chair est triste hélas, surtout lorsque c'est
celle de Dahlia, perforée aux reins par une balle encore chaude: pan!

Dahlia s'écroule. Les yeux restent en l'air, avec le bleu, flottant,
comme un gaz qui s'échappe vers le ciel et le corps valse au sol.

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